The New Republic

author
4 minutes, 24 seconds Read

Nous sommes nés au début de la Première Guerre mondiale. À l’adolescence, nous avons connu la Dépression. Quand nous avions vingt ans, Hitler est arrivé. Puis nous avons eu la guerre d’Éthiopie ; la guerre d’Espagne ; Munich. C’est ce que nous avons reçu, en guise d’éducation. Après quoi, nous avons eu la Seconde Guerre mondiale ; la défaite ; Hitler dans nos villes et nos foyers. Nés et élevés dans un tel monde, en quoi avons-nous cru ? En rien. Rien d’autre que la négation obstinée à laquelle on nous avait forcés depuis le début. Le monde dans lequel nous devions vivre était un monde absurde, et il n’y avait rien d’autre, aucun monde de rechange dans lequel nous pouvions nous réfugier. Face à la terreur hitlérienne, quelles étaient les valeurs qui pouvaient nous réconforter et que nous pouvions opposer à sa négation ? Aucune. Si le problème avait été celui de l’échec d’une idéologie politique, ou d’un système gouvernemental, cela aurait été assez simple. Mais ce qui se passait venait de l’homme lui-même. Nous ne pouvions pas le nier. Nous le voyions se confirmer chaque jour. Nous avons combattu l’hitlérisme parce qu’il était insupportable. Et maintenant qu’Hitler a disparu, nous savons certaines choses. La première est que le poison qui était en Hitler n’a pas été éliminé. Il est toujours là, en chacun de nous. Quiconque parle de la vie humaine en termes de puissance, d’efficacité, de « tâches historiques », est comme Hitler : c’est un meurtrier. Car si le problème de l’homme n’est qu’une « tâche historique » quelconque, alors l’homme n’est rien d’autre que la matière première de l’histoire, et on peut en faire n’importe quoi. Il y a une autre chose que nous savons, et c’est que nous ne pouvons toujours pas accepter une vision optimiste de l’existence humaine, une quelconque « fin heureuse ». Mais si nous croyons qu’être optimiste sur l’existence humaine est une folie, nous savons aussi qu’être pessimiste sur l’action de l’homme parmi ses semblables est une lâcheté. Nous étions contre la terreur parce que la terreur est la situation où la seule alternative est de tuer ou d’être tué, et où la communication entre les hommes devient impossible. C’est pourquoi nous rejetons aujourd’hui toute idéologie politique qui revendique globalement la vie humaine. Une telle idéologie est synonyme de terreur et de meurtre. Et nous voulons que le règne de la Terreur prenne fin.

Dans un résumé balourd et maladroit, voilà ce qu’Albert Camus avait à dire lorsqu’on lui a demandé de donner une conférence à New York sur le thème de « La crise de l’homme ». Ceux qui l’ont entendu parler n’ont pas douté qu’il avait le droit de dire « nous ». Sa voix était celle de toute une génération d’Européens, et plus particulièrement de Français, qui, pris dans une lutte à la fois insensée et inéluctable, ont fait plus que ce que toute notion admise de devoir ou de « tâche historique » aurait jamais pu exiger d’eux, sans autre aide morale que la qualité de leur désespoir.

Le monde de l’action, pour eux, n’a pas signifié une évasion du monde de la pensée, comme pour certains de leurs frères aînés. Mais ils ne pouvaient pas non plus se contenter d’idées dont les liens avec la conduite réelle ne seraient que tangentiels et généraux. En fait, c’est ce à quoi ils s’opposaient le plus. Ils considéraient en quelque sorte le monde de la pensée comme plus dangereux que le monde de l’action, et s’en méfiaient. Pour cette raison, ils étaient souvent considérés comme sceptiques, ou cyniques, ou « nihilistes ». Nous avons tous entendu des gens rapporter que la jeunesse de France ne croyait en rien, alors que les fascistes et les nazis avaient la foi. Ce genre de discours était courant en France même, avant la guerre. Peu de personnes semblaient tenir compte du fait que ces jeunes gens avaient de nombreuses raisons de s’interroger, et que leur attitude impliquait également que la pensée pouvait être plus réelle que n’importe quelle action, une fois que son authenticité devenait évidente. Ils étaient à la recherche d’un type d’intégrité dont les exemples autour d’eux n’étaient que trop rares. En fait, s’ils devaient croire ce qui leur était montré sur la scène historique, l’intégrité ne semblait exister que dans le mal. Le monde de Nietzsche était bien plus réel que le monde de la science, de la pensée rationnelle et du moralisme humaniste. Dans ces conditions, le seul guide sûr était la fidélité à l’expérience personnelle et le refus de croire tout ce qui ne pouvait être vérifié à l’aune de ses rencontres réelles avec la vie. Une sorte de véracité négative. Les meilleurs de ces hommes savaient que c’était tout ce qu’ils avaient pour affronter la brutalité armée, la mort et la déréliction. Ceux qui s’en sont sortis doivent maintenant poursuivre leur quête dans un monde non moins absurde que celui dans lequel ils sont nés.

Similar Posts

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.